samedi 31 décembre 2016

Ne vois tu rien venir?

Grant Wood

« Les images passent pour être ce qu’elles ne sont pas. On les prend pour des portraits, dont la seule valeur est de refléter des choses ou des visages, et dont la beauté éventuelle est dans leur sujet. Mais les images, pour peu qu’on les regarde, se détachent bien vite de ce qu’elles représentent et proposent, en elles-mêmes, une chose autre que leur sujet. Cette chose, tout l’espace de l’image l’appelle mais ne la dit pas, et on la sent là comme un mouvement qui, sans cesse, travaille ce qu’on prenait pour un reflet et le tourne vers le mystère. Autrement, la réalité serait l’explication et l’image ne serait rien. Et si l’image n’était rien, la réalité n’aurait aucune expression. » Bernard Noël, Journal du regard - Pol éditeur, 1988, p.55

Deux des courtes séquences encadrent le propos du film The Cedar Bar d’Alfred Leslie : l’une est située en introduction et l’autre pratiquement vers la fin, précisant que ce groupe d’images renvoie, de façon assez explicite aux œuvres du peintre Grant Wood.

La première d’entre elles est une libre réinterprétation du portrait Femme avec une plante (1929), la seconde présente un homme aux labours : elle s’inspire d’un double motif, celui de la charrue abandonnée au premier plan d’un Paysage (1931) et de plusieurs détails d’autres tableaux où un fermier est effectivement montré attelé à cette tache. 
La dernière, la plus connue, celle qui, avec les boites de Kampbell’s de Warhol ou le Drapeau de Johns, par exemple, est devenue, dans l’imaginaire collectif, l’un des blasons de l’art des Etats Unis d‘Amérique ; elle représente un couple devant une maison en bois (tirée à quatre épingles) et dont la forme de la fenêtre, en arc d’ogive, aurait inspirée son titre à la peinture en question. Il s’agit, on l’aura compris, de American Gothic, peinture qui se trouve aujourd’hui à l’Art Institut de Chicago.

Il y a longtemps que je me demande pour quelles raisons cette peinture, plutôt que d’autres, réalisées à cette époque, a exercé et exerce encore une telle attraction auprès du public. La facture en est finalement assez classique et le sujet on ne peut plus simple. De fait, ce n’est pas l’aspect exceptionnel du sujet qui fait l’intérêt du tableau : la Joconde, une boite de conserve ou une bannière en sont précisément les meilleurs exemples!  D’ailleurs, le thème ici représenté n’a rien de neuf ou presque.
Jan Gossaert Couple de personnes âgées, 1520 -  Charles Willson Peale Angelica Peale and Alexander Robinson, 1795
Avant de devenir l’emblème que l’on sait, détourné et plagié à l’envi - ce qui est un peu le sort de toutes les images qui passent à la postérité (Mona Lisa en sait quelque chose !), American Gothic fut cependant accueillie de façon très mitigée par une partie de la critique et du public : les uns lui reprochèrent de donner une vision caricaturale des fermiers du Middle West (dans un contexte où, il est vrai, le monde rural ne cachait pas sa méfiance vis à vis des idées progressistes qui se développaient à l’époque dans les grandes cités), les autres y virent précisément le contraire : un couple humble incarnant les valeurs profondes de l’esprit pionnier.

Grant Wood réfuta ces interprétations estimant que son tableau se voulait avant tout conforme à la réalité de son Iowa natal. Très vite, cependant, la polémique enfla, propulsant du même coup le peintre aux devants de la scène artistique américaine.

Barbara Rose, avançait, entre autres raisons, que ce tableau, incarnait à merveille le goût littéral d’un public américain pour l’art, ajoutant même que les américains furent toujours utilitaristes : « La morale puritaine tenait la peinture pour une sorte de jeu, sans intérêt dans le meilleurs des cas et, dans le pire immorale. Comme tout pays neuf, l’Amérique s’était donnée une culture orientée sur le travail bien plus que sur les loisirs. […] Les collectionneurs étaient généralement de nouveaux riches qui demandaient à la peinture une preuve de respectabilité sociale. Comme la peinture européenne et la peinture ancienne assuraient des garanties meilleures à ceux qui les possédaient, c’étaient elles qui étaient recherchées. » 1

Deux autres facteurs, peuvent aussi permettre de comprendre ce qui a pu être à l’origine de cet engouement. D’une part, datant de 1930 cette peinture coïncide avec le début de la longue période de crise que va traverser l’économie américaine, de l’effondrement de la bourse en 1929 à la grande dépression qui s’en suivit jusqu’en 1940. Les regards graves ou sévères de ce couple de fermiers modestes, campés devant la façade de leur habitation, furent tantôt interprétés comme chargés d’inquiétude pour les jours incertains qui se profilaient à l’horizon, tantôt comme déterminés à lutter pour leur exploitation.

D’autre part, construite avec une rigueur d’horloger, la toile condense de nombreux signes (symboles) qui sont déjà présents dans l’imagerie populaire, véhiculés tant par les photographies que par les multiples illustrations, qui ont largement participé à la construction de l’image de la conquête du nouveau monde et du mythe qui l’accompagne.

Si le traitement très minutieux et le soin porté aux détails font effectivement partie du vocabulaire de Grant Wood, l’étiquette de précisionnisme qu’on lui a collé notamment à propos de American Gothic et de quelques autres tableaux réalisés à cette époque ne définit guère l’ensemble de son travail. L’œuvre de Grant Wood, loin d’être homogène oscille entre de premiers travaux d’inspiration impressionnistes, une veine de portraits réalistes et satiriques, des ensembles décoratifs et symbolistes, une vision géométrique et naïve des paysages ou des scènes de genre.

De nombreuses études ont apporté, depuis la mort du peintre en 1942, des informations sur la genèse d’American Gothic. La maison, figurant en arrière plan, a été localisée à Eldon, dans l’Iowa, à plusieurs kilomètres au sud de Cedar Rapids, ville où résidait l’artiste. Wood l’aurait croisée en rendant visite à l’un de ses amis. S’il n’existe pas vraisemblablement de dessins préparatoires pour les personnages et pour la composition, Grant Wood aurait par contre réalisé, sur place, un dessin de cette construction modeste, assez typique du style Carpenter  Gothic (ou Gothic Revival), construite vers 1881-82. Aujourd’hui très visité, le lieu sert de décor aux multiples parodies photographiques du tableau auxquelles se livrent les touristes. D’autre part l’identité de ceux qui ont servi de modèle pour la composition est connue: il s’agirait de la sœur de l’artiste, Nancy (Nan), alors âgée d’une trentaine d’années, et du dentiste de la famille le docteur, B.H. Mc Keeby, proche de la  soixantaine. Un cliché datant de 1942 les présente d’ailleurs, posant à côté de l’œuvre.


En comparant le portrait de la femme, figurant dans American Gothic, aux photographies de la sœur de l’artiste, ainsi qu’à un autre portrait (1933) on peut se rendre compte que la ressemblance n’est, en fait, pas si frappante que cela. D’une part le visage est plus ovale et plus allongé, les arcades sourcilières sont un peu tombantes et les cheveux lissés semblent serrés par un chignon. La femme semble aussi plus âgée. Son costume et le camai qu’elle arbore font d’ailleurs penser à ceux d’un autre portrait représentant la mère de l’artiste (1929). Même si Nancy Wood a servi de modèle, il semble bien que, contrairement au portrait de l’homme, celui de la femme (à moins bien sûr qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre ?) soit une synthèse entre la fille et la mère du peintre. On notera aussi que, en guise de paysan, c’est un dentiste qui tient la fourche. 

Récemment, un historien américain a rapporté des propos de Wood qui donnent un éclairage de l’intention de l’artiste au sujet de cette peinture :

« J'avais vu une maison de campagne, blanche et soignée,  avec son porche blanc et net - une maison de campagne construite avec des lignes gothiques sévères. Cela m'a donné une idée. L'idée était de trouver deux personnes qui, par leurs traits, s’accorderaient à une telle maison. J'ai regardé autour de moi, parmi les gens que je connaissais dans ma ville natale, Cedar Rapids, dans l'Iowa, mais je n’ai trouvé personne, parmi les fermiers, pour qui cette maison de campagne pouvait être un ferme. J’ai finalement incité ma propre jeune sœur à poser en se peignant les cheveux tirés en arrière, avec une raie sévère au milieu du front. Le travail suivant consistait à trouver un homme pouvant représenter le mari. Mon choix s’est finalement porté sur le dentiste local, qui a, à contrecœur, consenti à poser. J'ai commandé, pour ma sœur, à une maison de vente par correspondance de Chicago, le tablier imprimé typique des pionniers  ainsi qu'un bleu de travail pour le dentiste. Je les ai fait poser côte à côte, le dentiste tenant avec raideur, dans sa main droite, une  fourche à trois dents. La  fameuse maison de campagne apparaît à l'arrière-plan.».

Ce témoignage paru dans l’étude de John Evans Seery2, donne bien d’autres éléments et revient notamment sur les interprétations sulfureuses (et controversés) que Robert Hugues a donné du tableau, montrant la complexité du peintre et révélant la part d’ironie souvent insoupçonnée que contient son travail.

[...]

De 1920 à 1928, Grant Wood a effectué trois ou quatre longs voyages en Europe. Lors de ses visites de musées, il se montre particulièrement intéressé par les portraits des primitifs flamands et allemands dont ceux de Hans Memling, mais aussi très certainement Jan Mostaert et Dirk Bouts. Il y puisera autant le principe de construction spatial, que le traitement géométrique et stylisé du végétal ou l’attention portée aux gestes et aux étoffes…

Jan Mostaert - Portrait de Jacob Jansz van der Meer  (1505) - Portrait d’une femme (1525)
Hans Memling – Le Christ donnant la benediction , 1478-81
Il semble donc que le terme de gothique ne soit donc pas lié qu’à la simple citation de la fenêtre qui figure sur la façade, mais renvoie aussi, de façon implicite, la révérence picturale que Wood souhaitait pour ce tableau. On pourrait, à ce propos, s’étonner qu’American Gothic, qui figure parmi l’une des icones de l’art américain, soit on ne peut plus proche de la culture européenne, par un retour aux sources à peine dissimulé. Pourtant, Wood qui n’était visiblement pas à une contradiction près, appelait les artistes, en 1935, dans un manifeste intitulé « Révolte contre la cité », à se libérer de l’influence « colonialiste esthétique» européenne, propos, il est vrai, plutôt tourné contre les nouvelles formes architecturales, mais qui devait le ranger définitivement dans le courant des anti-modernistes, proches des déclarations provocatrices de Thomas H. Benton estimant pour sa part que « l’art des peintres régionalistes symbolisaient d’un point de vue esthétique ce qui occupait la majorité des américains, c'est-à-dire l’Amérique elle-même ».

[...]

American Gothic, il faut le reconnaitre, ça sonne bien, ça claque comme un drapeau au vent ou comme un coup de fouet! Utilisé ici au singulier, le terme renvoie, à priori d’avantage au style d’architecture qu’aux personnes présentes, même si certains ont par ironie associés le terme aux personnages.

En 1930, présentée au concours annuel de l’Institut d’Art de Chicago, la peinture remporte une médaille de bronze. Ce qui a évidemment retenu l’attention de tous, c’est le couple et l’expression de leurs visages. Rien d’étonnant, il occupe massivement le premier plan : on s’inquiète de leurs mines lugubres ou sévères, on veut bien y voir une allusion discrète au Paradis perdu indiquée par la mèche rebelle (petit serpent) qui s’échappe du chignon de la femme, on remarque bien entendu la subtilité de la construction frontale, l’analogie de l’ogive avec la forme de la fourche, reprise dans les coutures du bleu de travail et dans le visage féminin…


Tous s’accordent pour y voir un emblème authentique du monde rural, oubliant un peu vite que l’architecture des fermes du middle-west était sans doute moins raffinée que celle proposée ici et sur laquelle insiste pourtant le titre. En quoi (si ce n’est peut-être une certaine forme de nostalgie) ce type de construction, datant de la fin du 19e occupe-t-il à ce point Grant Wood qu’il décide d’en faire le sujet de son tableau (comme l’indiquait le témoignage ci-dessus) et, d’autre part, pourquoi choisir de dissimuler (au moins partiellement) son sujet derrière ce double portrait?

Concernant le style de la maison, il est possible que pour Wood qui a voyagé en Europe et étudié de près plus d’un édifice de style gothique, comme le montre par exemple une peinture réalisée à Nuremberg (Jour de marché, 1928), le terme appliqué à cette maisonnette de bois, dont seule une fenêtre conserve le vague souvenir, ne pouvait sembler que déplacé ou friser le ridicule. Le gothique américain, notamment dans la diffusion populaire qui en fut faite par les constructions de ces pavillons de bois, relève de la parodie stylistique. Plus que d’un maniérisme ou d’une coquetterie, il s’agit en fait d’une citation pauvre et prétentieuse. Voilà sans doute ce qui irrite Wood. C’est donc d’abord avec l’intention de s’en moquer, qu’il conçoit l’idée de son tableau ; c’est aussi sans doute ce qui le conduit à utiliser, plus précisément qu’auparavant, des références aux peintres primitifs allemands (Northern Renaissance ou Late gothic en anglais), pour « enfoncer le clou » et accentuer sa caricature.


Mais Wood a conscience que s’il veut se faire entendre, il doit le faire ailleurs que dans sa province (on ne prêche pas dans le désert !). Le concours annuel de l’Art Institute de Chicago semble de ce point de vue une vitrine toute indiquée. Pour que sa peinture passe le cap de la sélection et soit retenue par les membres du jury, il ne peut se contenter de proposer une représentation de cette seule maison, courant le risque de n’être pas pris au sérieux ou au pire d’être taxé de piètre illustrateur pour magazine. La présence de personnages s’avère donc nécessaire.
En fait, le rôle de ce couple dans sa composition consiste à intercepter le spectateur : on rentre dans l’espace du tableau par le regard frontal de l’homme et l’on en ressort par celui de la femme (qui semble observer un évènement extérieur à la scène). Entre temps, l’œil a glissé sur le triangle de la façade et peut-être noté, outre les éléments rigoureux de l’architecture néo-gothique, le petit agencement soigné des plantes d’ornement disposé dans un coin de la véranda (un bégonia et une sansevière, plus couramment appelée langue de belle-mère, identique à celle que tient précisément la mère de la mère de l’artiste dans le portrait de 1929). L’affaire est entendue : le titre conforte (avec bonheur ou regret) le spectateur, l’ensemble (figures et maison) renvoyant à une peinture d’histoire.
Si ce double portrait est là, c’est, littéralement, pour donner corps au pavillon, pour l’incarner en somme, il y est aussi paradoxalement pour distraire le regard et confondre le spectateur. Pour dire la chose autrement Wood savait que l’ogive ne faisait pas le gothique, pas plus que la salopette ne faisait le paysan!

[…]

Regardant les œuvres de Dirk Bouts, il m’est récemment apparu qu’un détail d’un des deux panneaux d’une peinture allégorique, présentant en arrière plan l’Empereur Otton et son épouse dans les jardins du château observant L’exécution du conte innocent, aurait pu inspirer à Wood son double portrait. 

Dirk Bouts - Détail du diptyque Le jugement de l’Empereur Otton, 1460
Pour l'anecdote, après la décollation du prince, la femme de celui-ci, certaine de l'innocence de son défunt mari, vint demander justice à l’empereur Otton qui avait ordonné l’exécution. Celui-ci pour vérifier la bonne foi de la veuve lui fit subir l’épreuve du feu ; celle-ci saisit la barre de fer rougie entre ses mains sans se brûler. L’empereur confus de sa méprise, et pour réparer sa faute envoya sa propre épouse au bucher. Dans ce détail du premier panneau de Dirk Bouts, le geste du doute quant à la justice expéditive de l’empereur se lit sur le visage de l’impératrice : une main venant effleurer l’épaule de son mari semble vouloir l’avertir : « Ne vois tu rien venir ? », expression que l’on pourrait peut-être appliquer au personnage féminin de Grant Wood.


Tout comme l’Empereur Otton fut, mauvais juge, dans la précipitation, aveuglé par les apparences de fausses allégations, il n’est pas impossible que, par un effet de miroir, notre regard porté sur American Gothic, soit finalement trompé par la présence de ce couple.

Ce que l’on ne voit pas venir dans le tableau de Wood ne se situe pas comme on pourrait le croire dans la direction des regards des deux personnages (soit en dehors du tableau), mais derrière eux, dans l’espace et dans le temps que matérialise la petite maison de style pseudo gothique (l’arbre cache parfois la forêt !). Si les costumes et les accessoires modestes se veulent bien une référence à l’esprit des pionniers, le petit pavillon de de magazine à un parfum d’imposture. American Gothic ! : un titre en forme de mot valise qui ne dirait rien d’autre que ce que le tableau donne à voir : deux braves autochtones accolés à une néo architecture. Ce n’est donc pas le monde rural que Wood cherchait à tourner en dérision mais bien l’intelligentsia confite de certitudes culturelles.

[...]

Une chose encore. Lors de ses déplacements en Europe Wood n’avait surement pas seulement croisé que les œuvres du passé. En 1925, la naissance en Allemagne d’un mouvement intitulé la Nouvelle Objectivité, ne lui a pas échappé. Il s’exprimera plus tard d’ailleurs, comme l’indique plusieurs sources, sur le fait que ce mouvement artistique l’avait vivement intéressé.

Que l’on observe attentivement à ce propos la nature des images de Stuart Davis, Joseph Stella, Charles Demuth, Charles Sheeler… pour ne citer que les plus représentatifs de ceux qui, au début des années 30, revendiquaient « un art enfin américain », que l’on compare leurs travaux avec ceux des différents mouvements du vieux continent (Cubisme, Abstraction, Expressionnisme…et la Nouvelle Objectivité Allemande) et l’on comprendra en quoi, finalement, cette nouvelle vision proclamée de l'Amérique n'était pas si éloignée  - c'est un euphémisme - de celles de leurs homologues européens, et que la démarche d’importation des formes picturales était encore assez équivalente, en architecture, à celle des styles néo-classique ou néo-gothique…

Enfin, rappelons les propos de Gertrude Stein : « Nous devrions craindre Grant Wood. Chaque artiste, chaque école d’art devrait le craindre, lui et sa satire dévastatrice. », qui, dès les années 30 avait bien pressentit toute la charge ironique du propos sans pour autant le condamner : «  ceci étant, ce n’est pas qu’un artiste satirique, mais l’un de ceux qui a un merveilleux détachement de la vie en général – une nécessité pour créer le meilleur de l’art ».

___
1- Barbara Rose La Peinture Américaine Skira 1986
2 - John Evan Seery  American Goes to college : political theory for the liberal art - State University of New York Press , 2002, p.117-139,

(article initialement publié sur appeau vert overblog le 09.09.2009 par ap)

L'âge d'or

Gérard Gasiorowski - Walker Evans

Gérard Gasiorowski, Première figure pour un nouvel âge d'or, Acryl. sur toile, 1965
Walker Evans, Polaroïds, 1973-74

En ce jardin...

Max Ernst

« Elle s'y étale avec une majesté tranquille, et rien n'égale la large beauté des horizons qu'on découvre des coteaux qui la dominent […]. Ce n'est pas ici un pays de lumière éclatante, de pittoresque excessif, de beauté frappante ; mais la séduction pénétrante s'en fait sentir peu à peu, douce et invincible.» Paul Vitry Tours et Châteaux de Touraine -  H. Laurens Éditeur, Paris, 1905

 1 - vieux clou


La courbe douce d’une colline verdoyante se détache sur l’azur, en arrière plan de cette étendue d’eau dont le dessin en arc de cercle des berges laisse deviner quelque géométrie humaine. Ou, si ce n’était la légère différence de teinte entre le ciel et l’eau, on pourrait croire, un instant, que cette langue de terre étrangement profilée serait, comme cela arrive parfois dans certains endroits pittoresques ou quelques paysages fantastiques, l’arche d’un pont naturel.
Il se pourrait encore, en changeant radicalement de point de vue, que le tout ne soit que la représentation aérienne d’un étang artificiel séparée de la mer par une digue… 


Plus bas, d’autres parties de ce paysage nous invitent à pencher en faveur de cette dernière hypothèse. Des zones de couleurs cernées évoquent ainsi des reliefs, des cavités, des bois ou des parcelles cultivées semblables à ce que l’on peut trouver sur des cartes de géographie.

Et d’ailleurs, pourquoi le cacher davantage, les inscriptions et la légende qui figurent sur l’image semblent confirmer qu’il s’agit bien de cela. « Le jardin de la France », peint par Max Ernst en 1962, ne se compose pas, comme on le sait sans doute, que de l’ensemble des fragments cartographiques que nous venons de survoler.


***
Dans la partie basse du tableau un corps de femme nu, allongé, apparait en partie comme niché (enchâssé) dans les replis du relief, ou plutôt, comme si la carte avait été découpée par endroits révélant la figure qui se trouverait derrière, rappelant en cela les dispositifs de fête foraine où l’on se faisait photographier en passant la tête dans une fenêtre ménagée dans une toile peinte ou panneau de bois.
 
Détails de deux clichés de Marcel Bovis, Fête foraine - Panneaux de photographe, 1936 (RNM)
Dans Le jardin de la Fiance, les ouvertures ainsi réservées dans la frontalité de la carte renforcent d’une part le traitement en volume du corps et, de l’autre, mettent en évidence deux procédés chromatiques différents : l’un vif, plutôt traité par zones d'aplats, l’autre assez monochrome, utilisant un système de clair obscur. Ces ouvertures ont aussi pour effet d’induire une focalisation sur les parties érotisées du corps (les jambes, le pubis et un sein), dissimulant l’identité de la figure. Le thème érotisé du corps féminin est l’un de ceux qui traversent non seulement une grande partie de l’imaginaire Surréaliste mais aussi et surtout l’œuvre de Max Ersnt, tout comme celui de l’eau et des cartographies d’ailleurs (cartes terrestres imaginaires, L’Europe après la pluie, ou stellaires).

 

Max Ernst s’est toujours montré particulièrement sensible à ce genre de télescopages graphiques, et ce dès ses premières gouaches, dont le recouvrement pictural venait masquer certaines parties des images (photographies ou gravures) qui lui servaient de point de départ. C’est le cas pour « La puberté proche…(1920) », « Le limaçon de chambre (1920) » ou « C’est le chapeau qui fait l’homme (1920) ». Sa pratique du collage en est, elle aussi (cela va sans dire), l’expression la plus évidente.



Par contre, il n’existe pas, je crois, d’autres exemples, dans les grandes peintures à l’huile de Ernst, d’un tel écart entre la représentation des différents éléments comme c’est ici le cas entre le corps et le "fond paysagé". L’explication en est apparemment assez simple : contrairement aux processus utilisés habituellement pour ses peintures (La femme chancelante, Œdipus Rex), à savoir la transposition (à l’huile sur toile) d’un matériel graphique préalable, « Le jardin de la France » est un repeint. L’artiste a recouvert partiellement une toile existante qu’il aurait acheté "en chinant près de Chinon". [Ah ! tout de même, ce que c’est que le hasard objectif…!].

[...]

On peut lire, un peu partout, que cette peinture dénichée sur un marché aux puces, serait une copie du célèbre tableau d’Alexandre Cabanel (peintre académique célébré par Balzac mais décrié par Zola) intitulé « La naissance de Vénus » (1764). Cependant, si l’attitude du corps reprend, ou plutôt reproduit, la position du nu, on observera que, chez Cabanel, aucun serpent n’est présent sur la cuisse de la Vénus.

 

Au premier abord, la présence de ce nu enfoui semble langoureux, enveloppé par les courbes douces (mais serpentines) des deux fleuves, l’Indre et la Loire. Beaucoup en ont souligné l’expression sensuelle, que l’on peut d’ailleurs associer aux descriptions faites du paysage de Touraine : « On a vanté de tout temps la grâce et la douceur du pays de Touraine ; on n'a peut-être jamais assez dit la noblesse et la grandeur calme de ses paysages aux lignes harmonieuses, aux teintes légères. […] une grande courbe à peine accentuée, mollement, comme il convient au fleuve paresseux, encombré de bancs de sable et d'îles verdoyantes. Elle s'y étale avec une majesté tranquille, et rien n'égale la large beauté des horizons qu'on découvre des coteaux qui la dominent. » (Paul Vitry, 1905).



Dès 1473, Francesco Florio vantait cette même région, dans une lettre à l'un de ses amis de Florence,  en ces termes : "J'ai vu ici le jardin de France". Bien que visiblement cet enthousiasme fût partagé par Max Ernst et Dorothea Tanning, qui séjournèrent dans le petit village de Huismes, de 1955 à 1963, il n’est pas absolument certain que la peinture de Max Ernst, qui emprunte à cet ambassadeur italien du 15e siècle sa formule heureuse, soit  pour autant un hommage au lieu de son séjour ou de la représentation idyllique telle que l’on voudrait bien nous la donner à voir. Car cette femme morcelée, sans tête ( « Vivant seule sur son globe-fantôme, belle et parée de ses rêves : Perturbation, ma soeur, la femme 100 têtes, (1929) »), est simultanément la représentation d’un désir érotique et l’incarnation d’une menace. Le motif du serpent enroulé autour de sa cuisse n’étant pas sans rappeler les différentes représentations de Lilith ou d'une figure de la Tentation.

 

Il y a donc fort à parier que si l’auteur (inconnu) de cette copie avait déjà, à sa façon, réinterprété la toile de Cabanel, lui attribuant en quelque sorte une signification moins lumineuse, c’est avec un "malin" plaisir (c’est précisément le cas de le dire) que Max Ersnt s’est plu à enfoncer ce "vieux clou" puisque, comme le dit le proverbe, "un clou chasse l’autre", autrement dit, un goût nouveau fait oublier l'ancien.  


[…] 
2 - Les poches des choses
«Il faut faire du fantastique avec le banal.» Max Ernst




En passant plusieurs de ces peintures académiques au crible du cache utilisé par Ernst sur son tableau, beaucoup pourraient faire illusion, même si aucune ne correspond vraiment. Cette position ultra classique, que Cabanel n’a pas inventée mais lui-même récupérée chez les artistes de la Renaissance, est précisément l’élément avec lequel joue Ernst pour bluffer le regardeur (« on dirait, ça ressemble presque, donc c’est… »)
 



Un examen plus précis des détails laissés visibles avec la Vénus ne fait aucun doute sur la différence entre les deux nus.
Ni la position des pieds, ni celle du genou, ni le pubis et la courbe de la hanche, ni même la pointe du sein ne sont identiques. Et je ne reviens pas sur la présence de l’anneau du serpent, ni sur les jeux d’éclairage… Ce nu, d’un illustre inconnu - enfin : une simple analyse aux rayons X permettrait certainement, si ce n’est déjà fait, de retrouver la signature et peut-être même la date de réalisation - peint dans la manière académique, et dont, probablement, même le sujet représenté est différent, pouvait cependant faire illusion.



Le masquage partiel réalisé par Ernst, en ne conservant de ce nu que les éléments les plus proches de la Vénus de Cabanel – et encore, je ne suis même pas certain qu’il se soit soucié de ce tableau là en particulier – induit donc sur une fausse piste. Plus qu’une allusion historique ponctuelle (liée à une soit disant commémoration ironique du succès de cette œuvre au salon de 1865), je préfère voir dans le choix de ce nu une référence plus large à l’histoire d’un regard sur la peinture, et à la récurrence obsédante de ce motif qui la traverse.
 
Autre exemple, la carte censée représenter la Touraine s’avère rapidement farfelue, à en juger par les flèches contradictoires qui indiquent la direction des eaux des deux fleuves (alors que l’Indre est un affluent de la Loire). D’ailleurs, toujours en observant de près le bleu qui matérialise l’eau de L’Indre, on s’aperçoit qu’il est posé sur du vert, ce qui laisse penser que l’intention de Max Ernst n’était sans doute pas de figurer un cours d’eau à cet endroit, mais bien une bande de terre.
Ce repentir assez visible est aussi présent dans la sous-couche du bleu de la Loire. Il semble donc que l’idée de la géologie première par la coupe de terrain révélant en son sein un corps (Gaia ?) presque trop frontale (et surtout trop évidente !) ait été modifiée in fine par l’ajout des deux fleuves perturbant définitivement le point de vue, et produisant simultanément un horizon, une vue aérienne et un plan de coupe.
 
Mentalement, il ne s’agit rien moins que d’un collage, visuellement l’œil hésite à trouver son assise. L’ajout des flèches qui produisent un sens giratoire inattendu, nous entrainant dans un vertige, marque une volonté évidente d’éviter tout repère réaliste.
La Carte du tendre était, elle aussi, un espace fictif, et nul doute que Ernst y fasse ici allusion, plus d’ailleurs pour la logique allégorique de sa topographie que pour sa mignardise.
 
Toujours à propos de la question de la carte (dont trop rapidement, sans doute, on accepte l'idée, en tenant compte de la présence des codes conventionnels des couleurs et des annotations, quoique sommaires et naïves), il se pourrait tout aussi bien que ces formes, par leurs circonvolutions et leurs plis, voire leurs poches, renvoient aussi à celles des coupes anatomiques du corps humain dont l’artiste a maintes fois fait usage, et dont, il faut bien en convenir, les similitudes géométriques invitent à une possible superposition : strates, terre, matrice, moule, cavité, bassin, circulation des liquides...

Ceci serait somme toute assez logique puisque le soit disant paysage d’Ernst,  tout comme la géographie génitale (dessinée ou moulée) d’une femme enceinte abritent chacun la présence d’un corps. Ils sont « porteurs» en somme, l’un dans les plis de chair, l’autre dans ses couches sédimentées de la terre, d’une figure naissante ou renaissante. Il n’en demeure pas moins que chez Ernst, pourtant, cette figure lovée dans les cavités de la terre contient une part ambigüe.  


Dans Le jardin des délices de Jérôme Bosch, on retrouve cette façon de jouer de la peau, de la coque, ou de la bulle qui enveloppent les couples, montrent ou masquent, selon la texture choisie. Dans ce triptyque sont illustrés les péchés de la chair et les châtiments divins. Le panneau central (le Jardin des délices – l’âge d’or) présente une humanité qui, hors de toute notion morale (ou immorale), s’adonne à tous  les plaisirs.

Cette figure enfouie au cœur d'un jardin, endormie par quelques maléfices (un morceau de pomme  ou la piqure d'un serpent suffisent parfois…), sédimentée sous les couches de peinture qui constituent à la fois son écrin, son cocon ou son cercueil, attend depuis le fond des âges. Elle est la promesse de tous les plaisirs et les dangers des délices, enlacée par le flux circulaire des ondes qui retourne malicieusement le nom de Vénus en mont de Vénus.

[...] 

Ne serions nous pas ici, finalement en présence du souvenir de l’Eva prima Pandora (Pandore), celle peinte par Jean Cousin vers 1550, dont le corps laiteux est allongé à l'entrée d’une caverne qui ouvre sur un fleuve? A son bras glissent les anneaux d'un serpent. L’urne, dont elle soulèvera bientôt le couvercle, libérera tous les maux de l’humanité. Seule l’Espérance (qu'elle contenait aussi) plus lente à s’évaporer restera enfermée dans l’urne.



Max Ernst ne pouvait que se reconnaitre, je crois, dans ce geste de Pandore, lui qui toute sa vie n’a cessé de soulever le couvercle des apparences.
Comme l’avait très justement observé Tristan Tzara, dans un ouvrage1 consacré à son ami: «Nul mieux que Max Ernst ne s'est entendu à retourner les poches des choses»

[...]

3 -  ...comme un collier rompu 

"Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c'étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.



La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.



L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba."

Gustave Flaubert , Salammbô, 1862

Michael Puzt-Richard (gravure d'après), Salammbô , vers 1912 ?

 Voici que, au hasard d'une lecture , un passage ravive le souvenir d'une peinture. Des mots soudain font image ou plutôt, par des jeux d'associations étranges, font remonter les bribes d'une image longtemps regardée.
Une rapide recherche me fait donc croiser une gravure, puis une photographie en noir et blanc de la peinture reproduite sur une carte postale ("Paris Salon") où figure le dit détail : l'anneau sombre d'un serpent lové autour du genoux d'une femme.

 
Ainsi il ne s'agit ni de Lilith ni de Pandora mais de Salammbô. Par contre je n'ai trouvé que de maigres informations concernant Michael Puzt-Richard (1869-1940), l'auteur de la peinture ici reproduite, et  surtout  aucune localisation actuelle de cette version de Salammbô
Il se pourrait bien, tout simplement que ce soit celle-là même qui fut en partie recouverte par Max Ernst pour devenir Le jardin de la France  .

___
1 - Tristan Tzara, Max Ernst, œuvres de 1919 à 1936, Éditions Cahiers d’art, Paris, 1937 - p. 118