vendredi 23 décembre 2016

Les simulacres de Max (1, 2)

 
Max Ernst 

1 - Une partie de jambes en l’air
" L'image est une pure création de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique..." Pierre Reverdy (1918) cité dans le  Manifeste du surréalisme


Cela fait un moment que j’y pense, que je tourne autour sans oser l’entreprendre. Non pas qu’elle m’effraie ou qu’elle suppose une quelconque menace par les révélations que l’on pourrait faire à son sujet (ce n’est pas la boite de Pandore !). Non, j’hésite simplement parce que je bute sur un détail que je n’arrive pas à placer dans le puzzle, une pièce qui manque au dossier de l’énigme que propose ce tableau de Max Ernst. Car c’est bien d’un mystère, d’une chose cachée, qu’il s’agit, comme nous en prévient par avance le titre : « Les hommes n’en sauront rien ». Le tableau date de 1923 et se trouve actuellement dans les collections de la Tate Gallery.

 
En fait la composition est relativement simple : sur un fond vertical en dégradé, qui pourrait être associé à un ciel, se détachent plusieurs figures reliées entre elles par un réseau de lignes blanches. Certaines de ces figures sont plutôt géométriques (cercles, arcs, triangles…), d’autres sont figuratives (fragments de corps..). Par étages successifs, en partant du haut, on pourrait dire que la composition contient un demi disque de trois couleurs (pourtour rouge et surface divisée par une oblique : d’un côté bleue et de l’autre noire), dessous, un croissant jaune disposé à l’horizontale, pointes vers le bas, est relié à deux paires de jambes étrangement emboîtées. Plus bas, des sortes de pyramides ou, si l’on préfère, deux formes triangulaires érigées, coiffées de petits cercles chromatiques (dont les couleurs rappellent celles du sommet de la composition) : l’un d’elle (la plus grande en taille), qui se trouve dans l’axe vertical de la composition, est barrée en son centre par une main portant une sorte d’attelle. Enfin, au premier plan de cet ordonnancement, se détache une bande de sol sur laquelle (ou de laquelle) émergent quelques formes vaguement anthropomorphes… Tout est là, suspendu dans cette sorte d’agencement hiératique et troublant, nocturne et céleste, improbable et intemporel.

Que se passe-t-il ici ? Quel est ce rituel bizarre ou cette cérémonie ? A quoi correspondent ces fils qui semblent retenir en l’air ces fragments de corps comme des figures de marionnettes ? Que représentent les deux masses triangulaires portant cette main tranchée ?

Ce tableau, ai-je pu lire quelque part, « reprend l’image d’un couple en train de faire l’amour. Pourtant, on ne peut pas savoir s’il s’agit de deux êtres distincts ou d’une seule créature androgyne, thème platonicien, souvent repris par les surréalistes. Cette image, combinée avec les battements de coeur qu’on entend du fond, fait référence directe aux pulsations du désir. Jeu inspiré de l’exposition surréaliste de 1959, Eros, l’association de l’image et du son fait fusionner les deux expériences de la réalité, la vie consciente constituée de faits rationnels et la vie inconsciente, rêvée, créant ainsi le seul état où, d’après le surréalisme, le désir trouve son affirmation totale.».

Une autre interprétation, assez proche, s’appuyant sur l’influence des théories de l’inconscient chez les Surréalistes, indique que cette peinture fut sans doute inspirée à Ernst par la lecture de l’étude du « Délire paranoïaque » et, plus particulièrement, par l’analyse du cas que fit Freud de Daniel Paul Schreber1, chez qui Freud décèle dans certains de ses écrits (« ce doit être une chose singulièrement belle d'être une femme en train de subir l'accouplement ») qu’il s’agit là d’un «complexe de castration». A ce titre, la figure des jambes, dans le tableau de Ernst a été perçue comme celle d’une référence implicite aux désirs hermaphrodites de Schreber. A cela, on pourrait aussi ajouter que les délires de cet homme étaient teintés d’un certain mysticisme ; Des propos comme : « ...les nerfs de personnes vivantes, surtout en état d'hyperesthésie ont un tel pouvoir d'attraction sur les nerfs divins que Dieu ne pourrait se libérer d'elles et se sentirait par conséquent menacé dans son existence même » et le « ...cas d'un homme unique en son genre, avec qui Dieu est entré en contact permanent par le truchement des rayons, contact qui désormais ne peut plus être suspendu, et qui dés lors constitue une atteinte à l'ordre de l'univers », renvoient aussi à la question des liens confus qu’il entretenait avec l’image divine et paternelle…

Disons le tout de suite, si l’interprétation psychanalyste reste l’une des clés possibles des œuvres Surréalistes, les commentateurs s’en donnent ici à cœur joie (et peut-être à coeur perdu!) oubliant sans doute de regarder, préférant voir ou entendre ici que ce qu’ils veulent croire. Si l’on part du principe que le délire de Schreber est illustré par ce tableau, l’affaire serait alors entendue et classée, jusqu’au titre devenu soudainement caduque puisque, finalement, tout finit par se savoir. Sans écarter totalement cette lecture, presque trop littérale, il me semble néanmoins que les signes de cette peinture travaillent à tout autre chose qu’à la simple mise en image d’une hallucination.

Seule Nadja, personnage du livre d’André Breton, semble avoir été réceptive au sens de cette peinture (« elle s'est longuement expliquée sur le sens particulièrement difficile de Max Ernst  Mais les hommes n'en sauront rien »), et l’on aurait souhaité bien entendu qu’elle puisse nous le faire partager, mais l’auteur s’est bien gardé de nous livrer cette version des choses.


Il se trouve justement que, au dos de l’œuvre, est présente une inscription rédigée par Max Ernst lui-même et dédiée à André Breton :

« Le croissant (jaune et parachute) empêche que le petit sifflet tombe par terre.

Celui-ci, parce qu’on s’occupe de lui, s’imagine monter au soleil.

Le soleil est divisé en deux pour mieux tourner.

Le modèle est étendu dans une pose de rêve. La jambe droite est repliée (mouvement agréable et exact.)

La main cache la terre. Par ce mouvement la terre prend l’importance d’un sexe.

La lune parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses.

Le tableau est curieux par sa symétrie. Les deux sexes se font équilibre. »


Certes, ce texte qui peut paraître un « poème énigmatique », selon les propos de Geoffrey Hinton, n’est pas un commentaire explicite (une légende)  mais il éclaire grandement la représentation qui est figurée au verso.

Ce qui retient tout de suite l’attention dans cette peinture, c’est, en effet, le signe clair des jambes dépliées (une partie de jambes en l’air) sous ce croissant de lune que l’on associe à un accouplement. Commençons donc par là. A y regarder de plus près, il s’avère que les deux paires de jambes sont un simple jeu de miroir. Il s’agit donc bien d’un dépliage en symétrie à partir de l’emplacement du sexe. La figure construite, à partir de la ligne passant par cet axe, produit donc  comme l’illusion fugace d’un corps en pénétrant un autre.

Ainsi « L’équilibre des deux sexes », deux fois le même en fait - sans que l’on sache précisément si il s’agit d’un sexe masculin ou féminin d’ailleurs - étant « étendu dans une pose de rêve » - que l’on peut comprendre de deux façons : soit par pose idéale, soit par une pose rêvée - proposé dans le texte de Max Ernst s’expliquent assez bien. De même, « Le croissant (jaune et parachute) », qui sert de trait d’union (ou de dais) à ce montage permet-il par sa symétrie naturelle d’amortir le choc visuel et de masquer en partie le subterfuge. Ici on est donc trompé par la lune !


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1 - Daniel Paul Schreber, extraits de Mémoires d'un névropathe, Editions du Seuil, 1975


2 - La lune, allé retour
« La lune mesure le Temps. Les rythmes lunaires marquent toujours une "création" (les nouvelles lunes), suivie d'une "croissance" (la pleine lune), d'une décroissance et d'une "mort" (les trois nuits sans lune). C'est très probablement l'image de cette éternelle naissance et mort de la lune qui a aidé à cristalliser les intuitions des premiers hommes sur la périodicité de la vie et de la mort et a dégagé par la suite le mythe de la création et de la destruction périodiques du monde… » Mircéa Eliade, Images et Symboles


Max Ernst, La femme 100 têtes, 1929
Découpes, fragmentations et assemblages sont on le sait assez fréquents chez Max Ernst, ces procédés constituent même l’essentiel de sa production d’images de l’époque. Par contre, c’est à partir de  l’automne 1921 qu’il entame les premières reconversions de certains de ses collages en peinture. Werner Spies a parfaitement montré (et démonté), dans son ouvrage « Les collages : inventaire et contradiction », les différents enjeux de ce dispositif initial  comme moteur de l’imaginaire et surtout l’importance du passage à la peinture qui, souligne-t-il, n’est pas qu’une simple transposition (agrandissement), mais plutôt une réinterprétation quasi complète des collages.

Pour le tableau qui nous occupe, il n’existe cependant pas de traces préalables directes permettant de suivre cette évolution, cette métamorphose, comme c’est le cas, par exemple, pour L’Eléphant Célèbes ou Oedipus Rex… L’espace proposé en est d’ailleurs assez différent, surtout si l’on considère la présence d’un double mode de représentation (abstrait et figuratif). Par ailleurs, est c’est sans doute important à souligner, c’est la seconde fois1, à ma connaissance, que le motif stellaire (constellations géométrisées) est présent en peinture chez l’artiste.

La présence de la lune, sous forme d’un croissant, mais aussi dans les motifs circulaires du second plan, est donc suffisamment importante pour qu’elle attire notre attention. « Le soleil « divisé en deux pour mieux tourner », « La lune parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses.» et « La main cache la terre. Par ce mouvement la terre prend l’importance d’un sexe »).

Mais revenons un instant, précisément, sur la présence de cette main superposée sur l’un des cercles qui se trouvent sur la figure triangulaire centrale. Si l’on s’en tient aux propos de Ernst, cette main cache la terre laquelle peut être associée à un sexe, La figure de Gaïa, personnification de la Terre, dans la cosmogonie d'Hésiode, serait pertinente puisque l’on sait que c’est celle qui a engendré les races divines et les monstres. Pourtant l’image qui nous vient d’abord, par ce jeu d’analogie d’une main qui cache un sexe, c’est bien davantage l’évocation de la Vénus Pudique que de celle de la Terre.


Cette main, pourvue d’une attelle, maintenue dans un jeu de fils qui se tendent sur l’arc du croissant de lune, évoque encore celle d’un archer et, du coup, c’est aussi à Diane que l’on pense, autant pour l’arc que pour la lune qu’elle arborait dans les cheveux.
Diane (ou Artémis), cette déesse qui ne se laissait pas voir nue d’un mortel, et dont Actéon fit les frais pour l’avoir aperçue au bain. Cette main suspendue dans le triangle d’un jeu de lignes tendues, passant par les pointes  du croissant, masquant en partie un cercle (une cible), aurait donc de bonnes raisons pour figurer celle de la déesse chasseresse à l’arc d’or, selon Homère. Et puis, comme les figures lunaires ne manquent pas dans les récits mythologiques, on pense encore par exemple à Séléné, déesse de la lune, amoureuse du beau berger Endymion, endormi pour l'éternité dans une grotte, et qu’à chacun de ses passages dans le ciel elle venait caresser de ses rayons d'argent.

Pourtant, la phrase de Max Ernst insiste : « La main cache la terre ». Il faut donc se résigner, abandonner les mythes et redescendre sur le plancher objectif : revenir sur terre…

Séléné détails de Sir Edward Poynter  et  de Ubaldo Gandolfi
Enfin presque, car il faut considérer qu’il s’agit là d’une terre sexuée et que cette main veut soustraire aux regards. Ou peut-être, après tout, s’agirait-il plutôt là d’un sexe terrestre qui cherche à se dissimuler. L’Eve fautive serait en ce sens la figure idéale, l’image de l’accouplement trouvant ainsi une probable explication. A moins encore que ce ne soit la représentation de Marie de qui l’enfantement reste l’un des mystères de la conception : encore une chose pour laquelle les hommes resteront dans l’ignorance.
 
Détail du Missel de l'abbaye d'Anchin,
  16e s. (premier quart)
Revenons aux planètes qui gravitent dans le ciel de cette peinture et dont  les termes soleil, lune et terre sont d’ailleurs aussi présents dans le texte. Bon, d’abord il faut convenir que aucune des formes, désignées par Ernst ne ressemblent à des astres, ni par les couleurs, ni par les matières. A la limite, on peut croire à une sorte de schéma du système solaire, En effet, le Soleil « divisé en deux pour mieux tourner » serait donc situé au sommet de la composition, la Terre (cachée en partie sous la main) se trouverait donc en dessous, quant à la Lune qui « parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses.» elle pourrait correspondre aux trois autres disques, disposés sur le cercle qui indique leur trajectoire. 



Schéma des planètes dans le tableau de Ernst et trois détails de l’univers selon Ptolémée
Cette représentation de la carte du ciel est, comme on peut s’en rendre compte ci-dessus, plus proche de celle de Claude Ptolémée (géocentrique : la Terre est fixe et au centre de l’univers) que de celle de Nicolas Copernic (héliocentrique : Le soleil est au centre du système…), or c’est la seconde, comme chacun le sait, qui prévaut encore aujourd’hui.
Max Ernst, qui n’était pas sans ignorer que la première théorie, dépassée depuis des lustres, laquelle avait été, au XVIe siècle, l’objet de querelles violentes entre les croyants (modèle biblique) et les scientifiques (modèle objectif), n’a cependant pas hésité à planter son décor sur un territoire totalement irrationnel. Si l’on cherche à en comprendre la raison, une première explication en est assez simple. Ce choix ne relève pas de la croyance, on s’en doute, mais bien d’une volonté d’affirmer que l’esthétique surréaliste ne dépend pas du monde rationnel. Les dessins et les collages de Max Ernst en sont d’ailleurs la preuve tangible puisque, puisant dans un matériau qui, le plus souvent renvoie à l’explication de phénomènes scientifiques, celui-ci les détourne au profit de récits fictifs, voire surnaturels, surréels.


On n’est pas loin non plus de certaines illustrations des Romans de Jules Verne et plus particulièrement celles du Roman Autour de la Lune (1870), où l’auteur fait déclarer à l’un de ses personnages concernant justement la lune : 
« C'est la carte de la vie, très nettement tranchée en deux partie, l'une féminine, l'autre masculine […] Aux femmes, l'hémisphère de droite. Aux hommes, l'hémisphère de gauche ! […] Quelle division singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l'un à l'autre comme l'homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l'espace ! »
Placé sous le double signe de la lune, figure emblématique des divagations et des perturbations physiques ou psychiques, ce tableau emblématique est donc une sorte de manifeste, un blason si l’on veut, de la pensée surréaliste. Jouant sur deux registres, la magie et l’irrationnel, et l’ambiguïté « profane sacré », « lisible visible », sans lui-même être dupe, Max Ernst  peut donc avancer que les hommes n’en sauront rien.
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  1 – Max Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922

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