mercredi 21 juin 2017

Leçon du regard


Walker Evans




Un bien beau parcours, exigeant et sobre, que celui de Walker Evans présenté par le Centre Georges Pompidou depuis le 26 avril et qui court jusqu’au 14 août 2107.


Réel plaisir, donc, de revoir des tirages de plusieurs de ces photographies connues et d’en découvrir beaucoup d’autres mais - et cela paraîtra présomptueux -, quittant les lieux, éprouver un sentiment mitigé, voire une certaine incertitude quant à l’approche de l’œuvre et la signification suggérée par les sections d’accrochage.

Le choix thématique insiste sur ce que le commissaire de l’exposition qualifie de vernaculaire tant pour les sujets que pour la méthode adoptée par le photographe. Certes, les regards de Walker Evans se portent tout particulièrement et très tôt sur les signes graphiques des villes et particulièrement sur les jeux d’écritures qui s’imposent aux façades ou vitrines, mais aussi sur l’architecture, les êtres et les objets. Cette fascination pour les enseignes des magasins, les panneaux publicitaires renvoie moins à une identité de l’américanité qu’à une sensibilité assez surréaliste des lieux et de l’époque. La filiation Atget, Abbott évoquée en début de parcours, dont on retrouve en aval les échos, aurait ainsi pu être complétée avantageusement par l’influence qu’ont pu exercer Brassaï ou Man Ray. 


Penrose, 1936 / Evans 1935
Si l’exposition documente l’intérêt que porta ce photographe aux différents éléments mobiliers de la société de consommation américaine, on regrettera que la collecte effectuée par ses photographies, qui posent les bases d’un vocabulaire dont se saisiront par exemple les artistes du Pop Art américain (et même certains Minimalistes), ne soit pas davantage mis en lumière. N’aurait-il pas fallu pour comprendre ce phénomène associer davantage ici les productions picturales américaines et cinématographiques des époques qu’il traversa ? 


Pourtant, moins qu’un travail sur les porosités multiples et les signes avant-coureurs qui sont présents dans le travail de Walker Evans et qui participent de fait à établir sous forme d’inventaire une image de l’Amérique - on pourrait presque dire à en inventer l’identité - la dimension proprement photographique de cette démarche - sa fonction autant que sa forme, soit sont écriture - reste ici cantonnée à une lecture finalement assez commune, attachée aux sujets ou à l’histoire, comme s’il n’était pas possible de considérer autre chose que ce que l’image donne à voir. Comme pour tout grand artiste, si le choix des thèmes repose sur une obsession, le sujet n’est pas l’objet de l’image, mais le support d’une réflexion plus profonde sur les moyens et les enjeux du véhicule choisi.

Par exemple, les portraits dits « des classes populaires » qui attestent d’une forme d’empathie, ne sont pas si éloignés, dans le dispositif de prise de vue, de ceux de la statuaire africaine (tient encore un point commun avec le Surréalisme !), ou des structures des bâtiments. La frontalité choisie par Walker Evans dit cette intention de réduire tout effet de style marqué, toute dramatisation, tout récit superflu - quels que soient justement les motifs - afin d’assurer une neutralité du regardeur. Le travail par séquences, qui par là même indique une procédure quasi systématique, traduit cette idée du catalogue sans pour autant en épuiser le motif puisque ce n’est pas l’aspect documentaire qui l’intéresse mais la charge de sensible dont témoigne justement - sans pathos - le prélèvement qu’il effectue. Il n’y a en ce sens aucune différence d’un point de vue purement photographique entre les écritures blanches tracées sur une vitrine et les détritus accumulés dans un caniveau, tous deux disant sans détour ce qu’est au fond une graphie produite par la lumière.

W. Evans, Façade en tôle ondulée, 1936
N’est-ce pas d’ailleurs ce dont atteste cette citation de l’auteur à propos de l’un de ses clichés d’une façade de boutique visiblement désaffectée :


 « Quand je suis arrivé devant, j’ai été surtout pris par la lumière transversale sur la tôle ondulée. Cela était en soi tellement beau que j’ai installé mon appareil, bouleversé par cette surface, transporté par l’aspect nu de cette façade en trompe-l’œil, par la façon dont le tas de sable venait s’y adjoindre. La photographie est une réaction instinctive à un objet plastique. »[1]   




On retrouvera d’ailleurs cette question aussi bien dans les portraits de métayers conjuguant figures et bardage des habitats, dans les intérieurs modestes que magnifie la rigueur des cadrages. Aussi, il semble que l’attention portée au figures, aux lieux ou aux objets ordinaires ne sont qu’un point d’appui à la quête d’une valeur absolue de ce que peut donner à voir un photographe et dont la culture littéraire autant que visuelle, qui est la sienne, permet de rendre visible les jeux d’équivalences formelles et symboliques entre une pince, un masque ou un visage buriné, entre une équerre et la géométrie d’une architecture. Autrement dit, c’est la dimension iconique qu’il débusque au-delà de ces inventaires, non pas seulement celle d’une société donnée, mais de façon beaucoup plus intemporelle, celle qui affleurant dans les signes fonde l’humanité.






[1] - citation figurant dans la plaquette d’exposition, tirée d’un entretien entre Walker Evans et Leslie Katz, 1971
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Walker Evans -- Centre Georges Pompidou, 26 04 / 14. 08 2017

jeudi 15 juin 2017

Des gouttes de lumière



Paul de Pignol 




1 - Archipels 

A première vue, ce que donnent à voir les dessins de Paul de Pignol, pourraient être des constellations, myriades de petits ronds noirs, gris, blancs qui semblent flotter dans la page et l’envahissent selon un mouvement centripète ou centrifuge. On pourrait donc croire à un ciel étoilé, aux escarbilles d’un grand feu dans la nuit, ou, changeant de focale, envisager une vue macroscopique d’un organisme cellulaire… Il y aurait donc ici l’exploration d’un territoire qui, selon la distance ou le point de vue que l’on adopte, aurait à voir avec la matérialisation du principe Pascalien.  

Pourtant, il ne s’agit - et les titres des travaux le confirment - que du résultat d’une perception rapide et trompeuse. Comme pour un regard qui, peu à peu, s’habituerait à l’obscurité d’une pièce, celui-ci discernera alors, par des jeux d’intervalles plus ou moins distants de ces particules, d’autres densités formant des masses et des enveloppes plus précises, dessinant les formes - certes mouvantes et presque in-décidées -  de figures : visages, poitrine ou corps entiers… Mais que l’apparence cosmique initiale s’avère être aussi une apparition plutôt humaine, n’est sans doute pas très étonnant, tant on sait, comme l’avait déjà observé Léonard de Vinci, qu’un mur couvert de taches de moisissures, un ciel nuageux, pouvaient être la promesse de plusieurs figurations. 

Le processus utilisé, pour ces grands dessins monochromes, est celui d’un poudroiement de graphite appliqué d’abord de façon plus ou moins régulière par tamponnages sur la surface du papier, formant des nappes sombres, mais pas totalement opaques, sur lesquelles des retraits de matière sont produits ensuite par gommages ponctuels et circulaires, faisant ainsi remonter la zone claire du support.
Ce principe de clair-obscur, détachant fond et forme, qui induit par là même une profondeur, s’inscrit évidemment dans une tradition classique de la peinture, mais n’est pas pour autant si éloigné que cela des enjeux de la photographie. On se souviendra, par exemple, autant des premières images des Pictorialistes aux textures piquetées, qui suggèrent, plus qu’elles n’affirment les sujets représentés, que cette séquence mythique du film (Blow-Up d’Antonioni où le regard est invité à plonger progressivement, vertigineusement dans l’insondable grain d’un cliché. Dans les dessins de Paul de Pignol, c’est au contraire par un lent effet de zoom arrière que se révèlent ces figures atomisées. 


On retrouvera, dans ses monotypes, cette même logique du retrait de matière qui façonne par petites particules suspendues l’aura de présences. En une suite de cinq petits formats il décline ainsi le surgissement d’un visage. Sur l’encre grasse et opaque de la plaque, à l’aide d’un coton-tige sec ou imbibé d’essence il perfore le noir pour en dégager une nébuleuse en réserve que quelques accents plus incisifs suffisent à transformer en silhouettes capitales.

Les deux questions récurrentes qui traversent les approches graphiques de Paul de Pignol sont évidemment celles de l’entre-deux entre figuration et abstraction et celle de la lumière comme moyen de cristallisation, voire de fixation, de ce jeu de balancier où la figure surgit du néant comme l’image à la surface d’une feuille argentique dans le bain du révélateur.


2 - Chère chair

Comme en négatif au principe des dessins, c’est par une accumulation de matière que s’élaborent les sculptures de Paul de Pignol. L’aspect bosselé qui constitue l’enveloppe de ses volumes est de fait composé de boules agglutinées, agglomérées qui forment ce relief plein d’aspérités où s’accroche la lumière en milliers de gouttes. Les différentes figures - car il s’agit bien encore de cela, même si certaines d’entre-elles se rapprochent plutôt de totems - ne sont pas des représentations exactes ou fidèles, mais des transpositions idéelles de corps dont quelques indices marquent le genre. Autrement dit, il est à peu près certain que ces attitudes, ces gestes, ces postures ne sont pas le résultat d’une observation directe - un modèle d’atelier par exemple - mais plutôt le résultat accepté du surgissement par l’agrégation de la matière d’une possible apparence, d’une vraisemblable présence. C’est donc à tort qu’il faudrait chercher ici à établir une analogie formelle immédiate avec les personnages de Giacometti. Ne faudrait-il pas plutôt lui préférer un rapprochement avec certaines pièces de Germaine Richier, ou les boules de Lucio Fontana ? Et encore s’il fallait quitter le domaine du volume, n’est-ce pas la peinture d’Eugène Leroy qui s’imposerait finalement ? 
Si la représentation humaine est suggérée, elle n’en n’est pas moins chargée de signes qui amplifient l’ambivalence du sujet représenté entre chair et pierre (Figure de Roche), qui opèrent une accentuation de l’animalité ou une métamorphose vers le règne végétal (Rhizomes V), voire un jeu de dramatisation des sujets (Œdipe et le sphinx, La chute de Lucrèce, Gisant…). C’est en un certain sens le rôle que semblent avoir ces lignes qui prolongent les figures, déroulant une trajectoire en une gestuelle ample, matérialisant des excroissances ou d’incertaines prothèses.

C’est en agençant, en  juxtaposant, ces minuscules sphères, formant des grappes, que Paul de Pignol provoque l’apparence d’indicibles figures. Réalisées à la cire sur armatures, ces pièces originales seront, pour certaines, coulées en bronze, un bronze noir lustré, dont chacun des petits reliefs convexes qui constituent l’enveloppe visible renvoie à cet archipel de points lumineux que traduisent aussi les dessins.


L’une des sculptures, intitulée Gisant est un assemblage de deux parties en deux matériaux distincts. La cire rouge, légèrement translucide, repose sur la longueur d’une poutre en bois maculée de taches sombres : sphères et pavé dialoguent pour dire ce paquet fragile posé sur la fibre rêche et compacte. Une nature morte de fortune que l’on prendrait volontiers pour les fruits d’une récolte oubliée dans un coin de grange, mais aussi, comme son titre l’indique, celle d’un défunt allongé, préparé, pour traverser les longues ténèbres. Le raisin, le vin, la chair et le sang, un morceau de bois, la branche d’une croix…  Cette idée de corps, simple carnation sensible que le métal n’a pas encore figé, pérennisé, tient de la déposition et pourrait par une lecture plus biblique dire davantage encore. Qui parle d’incarnation ?  


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Incarnations ( dessins et scuptures) / Paul de Pignol. du 8 juin au 29 Juillet 2017. Loo&Lou Gallery Haut Marais. 20 rue Notre Dame de Nazareth, Paris 3ème / www.looandlougallery.com






 
 

mercredi 14 juin 2017

Ainsi sont faites les couches enchevêtrées des songes

Florence Dussuyer


Le cycle des peintures de Florence Dussuyer intitulé Les endormies, qui se développe depuis 2014, contient le motif insistant, lancinant et lascif de figures allongées parmi des étoffes qui pourraient être celles d’un lit. Ce qui frappe d’emblée dans ces compositions, si on les considère dans leur ensemble, c’est la lente évolution de la relation entre le ou les corps et les contextes où ils se trouvent.


Dans Sieste Bleue  en 2014, c’est une figure diffuse qui est posée sur un fond traité en nappes claires; à peine dessinée, la tache lumineuse de ce corps replié sur lui-même tient de la douceur nacrée d’un cauri posée sur une plage. Le repos de Narcisse, qui relève moins de la figure mythologique telle qu’elle est souvent figurée en son reflet, surprend dans son sommeil - non pas un jeune homme - mais une jeune femme calée entre les coussins de ce qui pourrait être un canapé mais dont les formes arrondies et vaguement polies évoquent la consistance de galets au lit d’une rivière. Rose-Marie repose dans le désordre de tissus froissés dont le rendu des textures autant que la gamme chromatique rappelle plutôt, dans la partie supérieure, celles de pierres roses cristallines et, dans la partie inférieure, la transparence à peine troublée d’un bassin naturel, tandis que Claudia, discrètement juchée au sommet d’une vague minérale sur laquelle se détachent des motifs de pétales bleus, s’est assoupie au ruissèlement discret d’une source. 


Parfois le corps est enseveli et parfois il surnage d’entre ces motifs floraux, d’entre ce qui n’est plus tout à fait le pli d’un textile mais, déjà, aurait l’apparence tantôt du liquide tantôt du solide (roche d’un conglomérat étrange) mais aussi de la chair. Le corps s’enfonce sans peser, flotte entre deux eaux, disparaît absorbé dans ces cataractes fluides qui coagulent en poches compactes ou se dissolvent en dentelles d’écumes. Parfois encore le tissu qui abrite l’endormie n’a plus de poids, n’a plus de base ni d’assise : il tient en l’air comme par enchantement, comme en rêve (Esja), tout en dégorgeant comme c’est aussi le cas pour Philomène des filets de rouges; en effet, dans ce tableau le tissu vert parsemé de corolles blanches se fait peau animale écorchée et même à ses extrémités viande sanguinolente. Le sommeil, avec ou sans raison, produit ses monstres.
En 2016, c’est toute une faune qui vient peupler le décor de ces scènes : banc de poissons rouges, flamands roses, éléphants, canards, lapins, cerf, troupeau de bisons… Une animalité domestique et sauvage qui s’interpose, troublant l’apparente quiétude des dormeuses. Les fonds neutres et uniformes, ou tendus de tentures de motifs sobres, font momentanément place à des paysages sylvestres ou des citations d’œuvres (la tapisserie de La dame à la licorne dans Anne). Contes et légendes, mythes ou récits semblent alors nourrir les rêves des belles endormies. En 2016, toujours, dans la solitude des draps se glissent des partenaires. Sans que les positions des figures n’en soient tout à fait modifiées, ces couples enlacés dans la somnolence renvoient très certainement à un après des accouplements et des jeux érotiques représentés sans détour dans une série d’aquarelles, justement nommée Les images manquantes, réalisée sur la même période. 

Les endormies, ensevelies plus ou moins profondément dans le fatras de draps, le moelleux d’édredons ou de couvertures ornementées, ne donnent que rarement à voir la totalité de leur anatomie. Le plus souvent ce ne sont que des parties : les angles repliés des bras qui font nœud autour de la masse d’une chevelure (souvent brune mais pas seulement), le rose d’une joue; il arrive aussi qu’un sein, des jambes ou des cuisses en émergent comme c’est le cas pour Corinne, et Noémy. Ce jeu entre les fragments visibles de peau nue et les enveloppes d’étoffes qui couvrent ou dissimulent se conjugue avec la présence discrète de sous-vêtements (ici la bretelle ou le bonnet d’un soutien gorge, là une culotte) et est l’indice d’une représentation qui, tout en explorant l’abandon du corps et une certaine intimité féminine (dans le sommeil), n’use pas de la thématique du corps - tout au moins dans ce cycle - pour y y offrir une nudité crue : la sensualité indolente plutôt que la sexualité. Mais, si il y a une forme de pudeur ou de discrétion dans ce qui nous est livré des personnages, l’aspect charnel se trouve certainement ailleurs, dans la chair avouée des tissus, dans l’onctuosité des pâtes, dans les voiles légers qui révèlent les dessous de l’image et laissent le regard sonder dans les strates de peinture. La chair n’est pas dans les lignes de ces corps souvent blancs et presque évidés, mais dans les matières et les jeux de glacis, dans l’effusion de pigments précipités, dans le grain effleuré de la toile de certaines petites études (Myriam).

Qui sont ces endormies qui n’ont pas toutes un visage mais qui, par contre, ont un nom ? Asuman, Ivana, Jelena, Eléna, Kamna, Roseline, Sangita, Janeh, Miroslava, Ceren, Linh,.. autant de patronymes dont certains aux consonances rares ou étranges qui devraient en toute logique décliner des silhouettes, des corpulences ou des pigmentations différentes alors même qu’au regard des fragments de corps montrés - et à quelques exceptions près - ceci ne se vérifie pas vraiment. Au contraire, ces dormeuses se ressemblent toutes un peu et d’autres indices, comme par exemple la récurrence des motifs décoratifs, laissent deviner qu’il y a bien des invariants de figures et de lieux dont seuls l’assemblage des formes et des couleurs, voire des matières, ne désignent pas des personnes derrière des noms, mais plutôt des caractères de personnages réels ou rêvés, des climats tissés. Quelles que soient leurs histoires ou leurs songes, ses assoupies d’un instant, seules ou accompagnées, ces dormeuses englouties sous des literies chamarrées ou nageant entre des strates mouvantes pourraient au fond n’être qu’une seule et même rémanence, qu’une seule et même figure. 


Que le sommeil montré en ces déclinaisons oscille entre l’apaisement et l’agitation, l’abandon alangui ou l’inertie profonde pourrait laisser croire qu’il ne s’agit là que d’innocentes scènes de genre, renvoyant aux diverses propositions qui marquent particulièrement l’histoire de l’art et plus particulièrement celle la peinture. On pensera aussi bien, par exemple, à la pose relâchée de La Jeune fille endormie de Balthus ou à celles des pochades de Delacroix ainsi qu’à certains dessins de Fragonard et plus encore à l’ambiance étrangement aquatique de la Danaé de Klimt. Il semble cependant que le sommeil dont il est ici question dans les compositions de Florence Dussuyer ne soit qu’un prétexte ou un alibi pour raviver des questions plus profondes, plus secrètes sans doute, des obsessions qui touchent au désir et à ce que génère l’état de semi-conscience des rêves, par et dans les traitements non des corps dessinés mais de la peinture qui les entoure, les couvre, les traverse. Il faudra selon l’expression consacrée apprendre à se méfier de l’eau qui dort.

On aura observé que le jeu des métaphores plastiques et langagières qui sous-tendent ces peintures tournent autour des tissus, celui de la peau, celui des étoffes, celui de la toile. Les tissus des corps y sont diaphanes ou opaques, souvent cernés d’une ligne de graphite fragile, presque tremblée par endroits qui les opposent à ceux de la literie ou des fonds qui sont brossés plus largement, combinant des enduits épais, des flaques de couleurs diluées, des concrétions rugueuses, des myriades de touches, de taches ou de signes répétés, intriqués. Ce traitement dissocié forme/fond qui rappelle aussi bien les préoccupations plastiques de Degas ou de Klimt (ou celles proches de son contemporain viennois, Schiele), emprunte aussi aux jeux des enchevêtrements de plans chez Vuillard (surtout dans les contacts des éléments graphiques traités en frontalité, mais aussi pour les tons en camaïeux) qu’aux ambiances feutrées de Bonnard et encore aux métamorphoses colorées des pastels de Redon. L’art ornemental et floral des enluminures des livres d’heures ou les lacis des arabesques des miniatures persanes, celui des tapisseries victoriennes de Morris et de Bradley, mais encore, évidemment, l’allusion aux estampes japonaises, forment ce réservoir infini d’une syntaxe ici hybridée. La vieille question de la prédominance de la ligne ou de la couleur, qui opposait les Classiques et les Romantiques et qui a occupé tout un pan de la production artistique du 20ème siècle se voit ici reposée avec un équilibre dont de balancier penche néanmoins du côté de la couleur. Et l’on se surprend à penser que lorsque les figures des dormeuses se fondent finalement dans cette vague complexe de matières et de couleurs (Janeh, ou le n°9 de la série Ces instants vulnérables), ce qui pointe relève d’une abstraction parfois proche de propositions du Pattern-Art, telles les œuvres de Zakanicht.

Certains états des travaux photographiés en cours de réalisation donnent à comprendre en partie le processus. Ainsi, gageons qu’avant toute chose la toile blanche est préalablement travaillée de jus entrecroisés, jeux de transparences sur lesquels sont ancrés les dessins des figures et que viennent enfin les pâtes colorées, les jeux de motifs et de taches venant bloquer les tracés. Autant il y a une décision du graphisme - dont certains repris d’une toile à l’autre avec un faible écart semblent indiquer qu’ils peuvent avoir été réalisés à partir d’un document photographique ?-, autant les aspect chromatiques et le traitement des matières obéissent à une logique de recouvrements successifs qui déplacent, modifient le contexte et même peuvent, comme c’est le cas dans le panneau gauche d’un grand triptyque (titre ?) faire basculer l’univers d’une chambre à celle d’une forêt. Le corps est une ossature fixe, une structure ou une ancre autour de laquelle tournent les flux de peinture, comme se resserre l’étau des mains sur un objet qu’elles saisissent. Le désir de peinture étreint le sujet.



Dans une peinture récente, Alma, la blanche silhouette d’une dormeuse, allongée sur le dos, repose sur (ou dans) le rose d’un fond presque uni, ourlé cependant de faibles nuances tandis qu’au dessous d’elle s’ouvre en éventail l’évocation de ce qui pourrait être un nénuphar géant ou une fleur de lotus telle que l’on en croise dans certaines peintures religieuses de l’Inde. A y regarder de plus près, ce motif mi-floral, mi-organique, n’apparaît comme tel que par la circulation du rose qui, par recouvrement partiel, venant de la partie supérieure du tableau, descend et découpe (ou unit - c’est selon -) maints fragments d’une texture de signes variés, de celle qui constituait habituellement la matière des textiles. Le corps est nu, les bras repoussés en arrière du visage, la poitrine découverte, offerte dans une pose abandonnée alors qu’une étrange corolle qui s’ouvre et s’étale au sol (tels les volants d’une jupe), ou encore qui enfle et semble prête à éclore, incarne vraisemblablement, par les substances qui la constituent, la manifestation même du désir. Une ligne, traversant le tableau à l’horizontale, évoquant le tracé d’un oscillogramme, traduirait peut-être alors le pouls ralenti de l’endormissement. Les endormies ne dorment que d’un œil.



(texte figurant au catalogue Florence Dussuyer, 2013-2017, publié par Christian Guex de la Galerie Au delà des apparences, disponible à la galerie - avec les contributions de Patricia Houg, Armand Dupuy,  Rosario Mineo Martin Laquet et Philippe Agostini) - on peut consulter les travaux de Florence Dussuyer sur sa page Facebook ainsi que sur son site